Rédigé par Laurence Devillers

Journaliste Les Échos

           Transformer l’urine en engrais agricole pourrait réduire le gaspillage d’eau et limiter la pollution. Des projets pilotes émergent dans des lieux publics et des quartiers en construction, avec un potentiel agronomique prometteur.

Quel est le point commun entre le collège Saint-Vincent d’Hendaye (Pyrénées-Atlantiques), l’Ôôôberge, un petit habitat collectif participatif à Dol-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), et le siège parisien de l’Agence spatiale européenne ? Dans ces trois lieux ont fait désormais pipi utile. Les urines, riches en azote, en phosphore et en potassium, sont collectées puis valorisées comme engrais agricole. Un retour à une pratique ancestrale encore très marginale en France mais qui se diffuse. Par exemple, au sein du quartier parisien Saint-Vincent-de-Paul à Paris, qui comptera 600 appartements et accueillera ses premiers habitants en 2026. A terme, les 2.000 litres d’urine récoltés quotidiennement serviront d’engrais aux jardiniers de la Ville de Paris.

Le mouvement prend de l’ampleur depuis 2022, « une année de prise conscience avec la conjonction de deux événements, la sécheresse et la guerre en Ukraine et ses conséquences avec la flambée des prix du gaz, et par ricochet de ceux de l’azote de synthèse », analyse Fabien Esculier, coordinateur du projet de recherche Ocapi, qui dépend du Laboratoire eau, environnement et systèmes urbains (Leesu) de l’Ecole nationale des ponts et chaussées (ENPC). Pionnier du sujet en France, il a publié une thèse en 2018 qui a contribué à la prise de conscience au sujet de l’urine, longtemps vue comme un déchet alors qu’elle constituait depuis la nuit des temps une matière noble pour l’agriculture.

Depuis la fin du XIXe siècle avec l’instauration du tout-à-l’égout et l’avènement des engrais chimiques, nous infligeons en effet une triple peine à l’environnement. D’abord, avec le gaspillage à travers les chasses d’eau. Ensuite avec la pollution des cours d’eau. Enfin, avec l’extraction minière et les émissions de gaz à effet de serre. « On détruit l’engrais azoté naturel dans les stations de traitement des eaux usées, alors que l’on est dépendant des importations d’engrais azotés », déplore Fabien Esculier. En sachant qu’il faut autant d’énergie pour dénitrifier une tonne d’azote contenue dans les eaux usées que pour synthétiser une tonne d’engrais azoté.

Les premières expériences de collecte de l’urine à la source sont pourtant concluantes, même si cela suppose l’adhésion des utilisateurs. « La méconnaissance du sujet, les normes sociales et culturelles, en particulier le rapport à l’hygiène, constituent le principal frein », indique Fabien Esculier. Au sein du collège privé Saint-Vincent d’Hendaye, on a profité de travaux pour refaire les sanitaires, désormais équipés de toilettes sèches mais aussi d’urinoirs masculins et féminins. « Les urinoirs ne posent aucun problème aux garçons. Côté féminin, les enseignantes y sont très favorables mais il faut reconnaître que c’est plus difficile pour les filles à l’âge de la puberté », dit Philippe Bancon, le directeur.

Faire évoluer la réglementation

La prise en compte des usages fut d’ailleurs une priorité pour le futur quartier Saint-Vincent-de-Paul. « Nous avons retenu des technologies permettant de rester le plus près possible des pratiques habituelles », confirme Julie Ginesty, responsable Ville durable à Paris métropole aménagement. Ces toilettes séparatives et économes en eau exigent toutefois que les hommes s’assoient et que les habitants renoncent aux produits chimiques au profit de nettoyants naturels.

Les agriculteurs eux aussi commencent à s’intéresser au sujet. La Chambre d’agriculture d’Ile-de-France et l’association Terre et Cité mènent depuis 2019 des essais sur de petites parcelles de cultures céréalières. « Sur le colza, le blé tendre et le maïs, nous avons des résultats intéressants qui montrent que l’urine pourrait se substituer à une partie des engrais de synthèse », assure Christophe Dion, chef du service agronomie. Certes des problèmes techniques restent à surmonter, à commencer par celui des résidus médicamenteux « et du risque de pollution que cela fait courir », prévient Christophe Dion.

Autre frein : l’absence de réglementation. « Seuls les maîtres d’ouvrage qui maîtrisent l’ensemble de la chaîne depuis la conception jusqu’à la construction se positionnent aujourd’hui sur ce qui relève encore de l’innovation environnementale », analyse Marine Legrand, anthropologue et chargée de recherche à l’ENPC. Le problème est le même pour la valorisation de l’urine. Le projet européen P2Green s’est emparé du sujet pour proposer de faire évoluer la réglementation, notamment pour l’agriculture biologique, où l’urine ne figure pas dans la liste des fertilisants autorisés.

Conséquence : les volumes collectés proviennent du monde de l’événementiel et des loueurs de toilettes sèches. Quant aux pionniers, ils ont des accords avec des agriculteurs locaux. Pourtant, des embryons de filière se créent. A l’image du projet Pipinière, qui vise à créer un réseau de collecte et d’épandage de l’urine autour d’Angers(Maine-et-Loire), ou du projet Factopi autour de Valence (Drôme).

« On devrait voir une généralisation de la collecte dans les établissements recevant du public, notamment les stades, puis le tertiaire et l’habitat en dernier », analyse Marine Legrand. Plusieurs grandes villes ont aussi des projets, notamment Lyon (Rhône) et Bordeaux (Gironde). L’EPA Paris-Saclay envisage de collecter séparément les urines de 20.000 habitants du quartier de Corbeville, pour les transformer en engrais agricoles. Les agences de l’eau s’intéressent aussi au sujet en finançant les projets. Mais elles restent très prudentes. « La séparation de l’urine à la source est une voie prometteuse, mais il faut agir avec méthode. Tout est à créer aussi bien sur le plan technique que sur celui du modèle financier », explique Jean-Pierre Pruvost, de l’Agence de l’eau Seine-Normandie. « Une telle filière pourrait être bâtie sur le mode des biodéchets mais il n’y aura pas qu’un seul modèle puisqu’il faudra collecter ces flux en l’adaptant au mode d’habitat et au type de tissu urbain ou périurbain », précise Isabelle Desportes, à l’Ademe.

A terme pourtant le potentiel agronomique de l’urine est très important. Il pourrait représenter jusqu’à 20 % des apports mondiaux actuels d’azote aux terres cultivées, selon une thèse de recherche menée au sein du Leesu. « Dans un système alimentaire bien plus sobre, ce potentiel pourrait être de l’ordre de 30 % à 40 % », y assure-t-on.

En chiffres

90 % de l’azote ingéré : par la nourriture se retrouve dans les eaux usées via les urines.

14.000 litresLa quantité d’eau utilisée par les chasses d’eau tirées par une personne pendant un an, soit 10 % à 20 % de sa consommation.

10 % : La part de l’azote contenu dans les excrétions, principalement l’urine, réutilisée en agriculture grâce aux boues des 20.000 stations d’épuration.

30 % La part de l’azote rejeté dans la Seine sans être traité par les stations d’épuration.

70 % La part des engrais azotés importés par la France, soit 4,8 millions de tonnes.

Un engrais au naturel ou concentré

Si l’urine constitue un engrais naturel, elle peut être utilisée de plusieurs façons.
Simplement stockée, elle se stérilise elle-même par augmentation spontanée du pH et devient du lisain. Elle est aussi utilisable après traitement, notamment à des fins de concentration. Divers procédés sont disponibles ou en développement, comme ceux de Sanitation 360 (Suède), Ehotil (France) ou Vuna (Suisse), qui permettent de produire l’Aurin, un engrais vendu en jardinerie.
C’est ce procédé qui est utilisé au siège de l’Agence spatiale européenne et qui a été retenu par Paris Métropole Aménagement pour le futur quartier Saint-Vincent-de-Paul.

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